Alors que la technologie progresse et que la productivité s’envole dans les grandes entreprises, les travailleurs reçoivent-ils leur juste part ? Une nouvelle étude troublante de l’OCDE suggère que non, révélant que certaines des entreprises les plus productives versent des salaires inférieurs de 40 % à ceux de leurs homologues.
L’analyse, qui couvre 26 pays entre le milieu des années 1990 et 2017, révèle une tendance inquiétante : certaines des entreprises les plus productives contribuent en fait à la baisse des salaires et à la réduction de la part de la main-d’œuvre dans le PIB.
L’étude identifie une catégorie croissante de ce que les économistes appellent les entreprises « superstars », c’est-à-dire des entreprises à forte productivité et à forte intensité de capital. Cependant, une partie de ces entreprises superstars combinent leur forte productivité avec de faibles niveaux d’emploi et des salaires moyens étonnamment bas, inférieurs de 40 % à ceux des autres entreprises superstars. Plus inquiétant encore, à mesure que ces entreprises gagnent en importance au sein de l’économie, elles ont un impact négatif considérable : elles sont à elles seules responsables de la moitié de la baisse de la part des revenus du travail dans l’industrie manufacturière et freinent considérablement la croissance de la part des revenus du travail dans les services.
"Ces données montrent qu'il est fondamentalement erroné de se concentrer uniquement sur la croissance de la productivité, sans se préoccuper de la manière dont ses bénéfices sont partagés. Lorsque des entreprises hautement productives et dotées de technologies de pointe concentrent le pouvoir économique mais ne parviennent pas à rémunérer équitablement leurs travailleurs, cela sape le principe de base selon lequel les gains de productivité conduisent à une plus grande prospérité".
Jusqu’à présent, l’histoire semblait simple : certaines entreprises étaient en avance grâce aux nouvelles technologies et à une productivité élevée, tandis que d’autres restaient à la traîne. Les entreprises moins productives restaient compétitives en maintenant des salaires bas, tandis que les entreprises productives pouvaient se permettre de mieux payer. Les décideurs politiques se sont donc attachés à favoriser la diffusion des gains de productivité dans l’ensemble de l’économie.
Les nouvelles données révèlent une autre histoire. Certaines des entreprises les plus avancées sur le plan technologique et à forte intensité de capital poussent activement à la baisse l’emploi et les salaires, alors même que leur propre productivité et leurs profits montent en flèche. Cette concentration du pouvoir technologique entre les mains de quelques entreprises qui ne partagent pas les gains avec les travailleurs remet en question les hypothèses fondamentales sur la manière dont la croissance de la productivité dans l’économie moderne et numérique se traduit par une prospérité plus large.
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est la manière dont cette dynamique se renforce. L’étude montre qu’à mesure que ces entreprises s’emparent de la valeur ajoutée et se développent à l’échelle internationale, elles créent des effets d’émulation qui augmentent encore leur part de profit au détriment de celle des travailleurs dans l’ensemble de l’économie. Même lorsqu’elles créent des emplois, c’est souvent au prix de pertes d’emplois plus importantes dans les entreprises concurrentes, ce qui risque de réduire l’emploi total.
Ces données exigent de repenser fondamentalement la politique économique. L’accent traditionnellement mis sur l’augmentation de la productivité sans tenir compte des effets sur la répartition semble de plus en plus erroné à une époque où les grandes entreprises numériques et transfrontalières peuvent atteindre une productivité élevée tout en réduisant systématiquement la part des revenus du travail.
Le TUAC soutient fermement plusieurs des recommandations politiques de l’étude, notamment le renforcement des mécanismes de partage des bénéfices, de la négociation collective, de la syndicalisation et des salaires minimums. Comme l’a souligné Richard Samans, directeur de recherche à l’OIT, lors du Forum mondial de l’OCDE sur la productivité 2024, la politique macroéconomique doit être reformulée pour inclure de larges considérations distributives.
"Les faits sont clairs : la politique économique axée sur l'augmentation de la productivité, sans tenir compte des aspects liés à la répartition, était erronée dans le passé et est encore plus problématique aujourd'hui. La concentration technologique croissante entre les mains de quelques grandes entreprises qui ne récompensent pas équitablement leurs travailleurs remet en cause l'hypothèse selon laquelle la croissance de la productivité à l'ère des entreprises numériques et transfrontalières augmentera le bien-être de tous. Les gouvernements de l'OCDE doivent répondre à ce signal d'alarme".
Crédit photo : OCDE